« J’ai lu À la recherche… en un an et demi. Je revenais toujours en arrière pour être sûre d’avoir bien compris. La troisième fois que je revenais en arrière, si je ne comprenais toujours pas, je me disais que peut-être Proust non plus, parce que parfois il est un peu délirant ! Je me consolais comme ça et je continuais. Mais ça reste une des grandes expériences littéraires de ma vie. C’est LE texte par excellence. Et une fois qu’on l’a lu, c’est gravé. J’ai joué pendant un an et demi Les Chaises, d’Eugène Ionesco, avec Micha Lescot qui avait joué le narrateur dans l’adaptation de Nina Companeezde À la recherche du temps perdu. Et comme Micha se souvient absolument de tout, et donc de son texte, quand j’arrivais à un passage je lui en parlais, et on avait comme ça une conversation qui ne tarissait jamais. »

« C’est un livre de développement personnel qui va faire sourire les intellectuels, mais un jour je me suis cassé la main gauche et, étant gauchère, je ne pouvais plus rien faire, plus dessiner, rien. Je n’avais plus de personnalité. Je suis tombée sur ce livre chez des gens, et comme je crois que ce sont les livres qui nous appellent, je l’ai lu, et ça m’a donné des clés pour réapprendre à faire fonctionner cette main. Comme je n’étais pas chez moi, j’en ai recopié des passages entiers malgré le plâtre, en me disant que je ne le retrouverais certainement pas. Et je l’ai retrouvé à la gare, à côté de la caisse. Il s’est illuminé ! »

« Le premier auteur dans l’œuvre duquel j’ai plongé c’est Emmanuel Bove. C’est la première fois que je découvrais la littérature. J’ai vraiment eu l’impression de découvrir un ami. Chaque fois j’allais d’émerveillement en émerveillement. J’avais l’impression de le connaître complètement. C’est vraiment le premier qui m’a marquée. J’ai même vu le spectacle de théâtre, Le Piège, que Didier Bezace avait mis en scène et repris à la fin des années 90. »

« J’ai joué L’Éloge de l’ombre de Junichirô Tanizaki que je pourrais rejouer demain tellement j’ai aimé profondément ce texte. Quand on a épuisé les rapports humains, il ne reste plus que la contemplation. J’ai lu Quatre sœurs, un gros pavé de presque mille pages, et j’ai été embarquée. J’ai eu l’impression d’être la cinquième. A tel point que, comme à la fin ça ne se finit pas bien pour certaines d’entre elles, à la dernière page j’ai pleuré. J’avais l’impression d’avoir perdu mes sœurs. J’ai prêté ce livre qu’on ne m’a jamais rendu, mais si je le retrouve je le rachèterais parce que c’est un livre important pour moi. »

« Je n’ai pas la case Dostoïevski, en revanche j’ai celle qui correspond à Tolstoï. Le bien, le mal, la morale, tout ça me parle. Je comprends très bien Tolstoï même s’il est considéré par certains comme un vieux réac moralisateur. C’est un livre avec lequel j’ai vécu trois mois. Après l’avoir terminé, les personnages continuaient à vivre leur histoire pendant que je vivais la mienne. On se retrouvait plus tard, après le déjeuner, ou le lendemain… Ça a été une grosse expérience mystique. J’ai plongé dans tout Tolstoï dont j’aime aussi énormément Résurrection. »

« On aime de plus en plus la nature, on a envie d’avoir des livres qui la décrivent, surtout qu’elle se dégrade de plus en plus. Hermann Hesse parle remarquablement des paysages. Il a voyagé en Suisse, en Allemagne, jusqu’en Italie, et il décrit le Tessin, une région de Suisse que personne ne connaît, d’une manière splendide. J’en ai recopié des passages entiers tellement c’est beau ! »

« Comme je suis autodidacte, forcément je n’ai pas lu tout ce qui était aux programmes scolaires. Ramuz, c’est l’écrivain de ma région, de l’endroit où je suis née, le Lavaux, entre Genève et Lausanne, là où les vignes sont classées patrimoine mondial de l’Unesco. Dans Passage du poète, Ramuz parle des vignerons qu’il connaît bien puisque son père, son grand-père, son arrière-grand-père étaient vignerons. Ramuz parle de la gratuité, du fait que ça ne rapporte rien.  

“ C’est de faire pour rien qui est beau. Même si le travail ne paie pas. Parce que c’est de faire qui compte. Quand même je serais tout seul, et que je n’ai pas été gâté. Allez, on n’est pas toujours payé, et c’est dur et c’est ingrat, et c’est toujours la même chose, mais je dis c’est ça qui est beau.” 

Quand on lit ça on ne peut pas ne pas avoir les larmes aux yeux, surtout aujourd’hui qu’il faut être rentable tout le temps, gagner de l’argent tout le temps. »

« On ne parle pas beaucoup d’Henri Calet, et tant mieux, on se le garde ! Je l’ai découvert grâce à ce livre. Calet voyage à travers la Suisse et il est complètement étonné de voir ce qu’il voit. C’est un livre très drôle, pas toujours très gentil pour la Suisse, mais très lucide, très juste sur ce pays qui a réussi à échapper à tout. Par la suite j’ai lu Monsieur Paul, un livre écrit comme une lettre à son fils qu’il a très peu connu. C’est à la fois d’une dureté et d’une intelligence qui m’avaient bouleversée. L’écriture d’Henri Calet est formidable, avec ce côté un peu désuet, un peu année cinquante. »

« J’ai découvert Ishiguro avec Les Vestiges du jour avant d’avoir vu le film. C’est un livre extraordinairement intelligent, qui parle de servir l’autre, qui pose la question de jusqu’où ça peut aller. En fait, on comprend que la personne qui sert est au-dessus de celle qui est servie. Ça m’a tellement plu que j’ai lu Lumières pâles sur les collines, Un artiste du monde flottant… Tous ces livres dans lesquels se mélangent les cultures anglaise et japonaise sont merveilleux. »

« Tout le monde me disait qu’il avait lu Balzac à quinze ans, mais pas moi ! S’il fallait que je mette un titre en exergue, bien que tous soient géniaux, c’est Le Cousin Pons. J’étais à la montagne et je m’arrêtais à chaque page pour hurler de joie en me disant que ce n’est pas possible d’être aussi heureux quand on lit. Je me disais qu’il ne fallait pas que j’aille trop vite pour ne pas le finir trop tôt ! J’aimerais tellement retrouver ce plaisir ! »

« Noëlle Renaude est une femme qui vient du théâtre. C’est un livre qu’on m’a offert et dans lequel elle raconte quarante-cinq ans de vie commune avec l’homme qu’elle a aimé, qui était peintre. C’est le plus beau livre d’amour que j’ai lu, parce qu’elle ne parle jamais de sentiment. Elle ne parle que du factuel. Il faisait ça, il utilisait ce type de pinceau… Que du factuel. J’ai trouvé ça génial. Elle a passé une vie à regarder cet homme peindre. J’ai rencontré Noëlle Renaude à un enterrement et je lui ai dit que j’avais trouvé son livre formidable, du coup j’ai fait une lecture de ce texte en Suisse. »

« Jon Fosse est un auteur que je mets au-dessus de tous. Je suis même allée en Norvège pour le rencontrer bien que je ne parle ni norvégien, ni anglais. Quand il a reçu le prix Nobel de littérature j’ai pleuré à chaudes larmes. À chaudes larmes. C’est un homme que peu de personnes lisent parce que peu de personnes lisent le théâtre. C’est déjà bien que des gens y aillent encore. C’est un livre de sept cent cinquante pages qui ne raconte que ce qui se passe dans la tête d’un homme qui parle à la première personne. Trois heures de vie, de pensées et d’actions, mais il n’y a pas d’action ! En fait si, il va chercher un copain tombé dans la neige. En fait, ce copain est comme son double, le double qui n’aurait pas arrêté de boire, qui se serait détruit. Son mauvais miroir. Je n’ai jamais autant pleuré en lisant un livre. C’est prodigieux cette poésie. En fait, je suis sûre que Jon Fosse préfèrerait pêcher. C’est malgré lui qu’il écrit. Comme tous les grands. C’est malgré eux qu’ils sont peintres ou comédiens. Ils voudraient faire autre chose, se libérer de cette emprise. C’est un honneur magnifique et une malédiction totale. Ils le subissent beaucoup. »

Dominique Reymond sera sur scène en 2025 au théâtre de Gennevilliers dans Jamais nous ne serons séparés de Jon Fosse.